J'ai une longue histoire à te faire ma chère Marianne qui ne pourra que vous intéresser et je me propose en conséquence de te l'écrire en détail et d'employer ainsi mes moments de loisir, bien persuadé que vous aurez autant de plaisir à me lire que j'en éprouve moi-même en vous communiquant tout ce qui me concerne. J'ignore si tu as reçu quelques-unes de mes lettres que je vous ai écrites depuis un an, n'ayant moi-même eu aucune de vos nouvelles directes pendant cette époque; mais soit que mes lettres vous soyent parvenues en tout ou en partie, vous ne devez pas moins désirer de connaître d'une manière précise et suivie le fil de mes aventures singulières, car il semble que vous n'avez rien pu conclure de tout ce que j'ai pu vous écrire, et que cela n'ait servi même qu'à exciter votre curiosité. Je vais donc reprendre les choses depuis le principe et tâcher de me rappeler les circonstances qui m'ont amené à la position où je me trouve maintenant. Je dois d'abord te rappeler mon imprudence et ma légèreté vis-à-vis d'une chanoinesse de Poméranie; c'est une épine qui me tourmente encore et que je ne puis pas oublier car je crains que ma conduite dans cette affaire ne soit aussi inexcusable aux yeux du monde qu'aux miens propres. Dupe de mon amour-propre et d'une foiblesse de caractère qui m'empêche d'être avec les femmes franc et honnête, ou roué et perfide, j'ai cherché souvent à concilier avec elles mes dispositions à ces deux contrastes, et je dois m'estimer bien heureux d'avoir échappé jusqu'à présent aux dangers de cette foiblesse.
Je quittai l'île de Rugen dans l'illusion moi-même que Madle d'Engelbrechten pouvait me rendre heureux en devenant ma femme, et je la laissai dans la ferme persuasion que je lui serais fidèle et que je m'occuperais des moyens de revenir bientôt la rejoindre; nous échangeâmes même des anneaux (car je ne veux rien te cacher) et tout cela se fit lors même que ma raison me faisait entrevoir déjà les inconvénients auxquels je m'exposais. Notre correspondance fut très suivie; elle m'écrivait des lettres si tendres que je n'osais que bien indirectement lui faire part de mes doutes et de mes appréhensions et de cette manière j'ai entretenu sa passion et ses espérances, incité d'un côté par mon amour-propre et de l'autre par la crainte de l'affliger et de passer à ses yeux et à ceux du monde pour trompeur. Le lettre que tu m'écrivis dans le tems sur ce sujet fit sur moi beaucoup d'impression et je résolus dès lors de rompre petit à petit cette liaison, ne pouvant encore me résoudre à le faire comme tu me le conseillais, ce qui d'après la manière dont je m'étais avancé aurait furieusement blessé mon amour-propre. Je commençais donc à lui faire entendre plus positivement et comme si j'en avais été fort contrit que nous n'étions point destinés l'un à l'autre, et dans le fait cela me coûta d'autant moins que j'avais alors une petite inclination et intrigue avec une demoiselle bourgeoise de Helsingborg[2], qui satisfaisait pour le moment mon besoin d'aimer ton sexe; je suivais même assez cette petite affaire dans l'idée que ma chanoinesse en apprendrait quelque chose et que cela contribuerait à affoiblir ses espérances et à la préparer à une rupture.
Ce fut à peu près dans ce tems là que dînant un jour chez le Baron Ramel qui a une jolie terre près de Helsingborg, je fus placé à table à côté d'une jeune femme en grand deuil dont l'expression de physionomie et la conversation me plurent beaucoup. J'appris qu'elle venait de perdre son mari l'amiral Comte de Wachtmeister et plusieurs circonstances qui ajoutèrent encore à l'intérêt que je me sentais déjà pour elle. Fille du Comte de Lewenhaupt, Grand Écuyer et ami particulier du Roi Gustave III, elle avait perdu ses parents fort jeune et s'était trouvée dépourvue d'une fortune égale à sa naissance. Le Roi donna au fils âgé d'onze ans seulement la charge du père et elle et sa sœur reçurent une pension et furent élevées avec tous les soins possibles par leur oncle maternel Son Exc. le sénateur Ramel qui est aujourd'hui Grand Gouverneur du Prince Royal. Sa sœur se mariant avec le Comte de Bonde dont les ancêtres ont été rois de Suède, elle accepte les offres avantageuses du Comte de Wachtmeister, le fils aîné d'une des maisons les plus illustres de ce pays-ci. Il avait été marié auparavant et avait deux fils de sa première femme; il aurait pu être son père et était d'un caractère fort difficile, violent dans ses dispositions et presque toujours malade. Elle avait passé six ans avec lui de manière à se concilier l'estime et l'admiration de tout le monde; née avec un cœur sensible et susceptible d'un attachement plus délicat, elle s'était soumise par raison à cette contrainte pénible et avait rempli tous les devoirs que son état lui imposait. Le Comte Wachtmeister en mourant lui avait laissé tout ce dont il pouvait disposer; les terres de famille étant substituées au fils aîné et celle qu'il habitait alors et qui est fort grande à son second fils comme venant de sa première femme. Elle avait elle-même un fils âgé de cinq ans qui hérita des biens de la famille, de quoi lui faire un sort et le rendre indépendant, de manière qu'en devenant veuve à 28 ans elle se trouva une fortune assez considérable pour ce pays-ci et parfaitement à sa disposition. J'ignorais tous ces détails alors et m'en inquiétais même fort peu, ne songeant qu'à son amabilité et qu'aux moyens de lui plaire sous le rapport d'une femme intéressante et qui méritait mes soins.
Le surlendemain je fus dîner chez la Comtesse de Sparre, sœur du Baron Ramel, qui a une superbe terre à deux lieues de Helsingborg et chez qui ma veuve était en visite. Je profitai tant que je pus de cette occasion pour m'insinuer dans ses bonnes grâces, je causai beaucoup avec elle, la trouvai simple, naturelle et dépourvue de toute espèce d'affectation, ce qui m'a toujours séduit dans les femmes. Il m'a paru qu'elle goûtait mes attentions et cela m'encouragea à m'évertuer. Je revins fort satisfait de ma course, quoique un peu mortifié de n'avoir pu l'engager à prolonger son séjour jusqu'à un certain jour où toute notre société devait dîner à Helsingborg et où j'étais aussi invité; je n'avais qu'une espérance éloignée et incertaine de la revoir et cela me faisait de la peine me sentant déjà un peu épris.
Je fus donc surpris bien agréablement lorsque me rendant tristement ce dit jour à une partie où je comptais m'ennuyer mortellement, le premier objet qui me frappa en entrant fut la Comtesse de Wachtmeister; sans doute mon air s'en ressentit, elle s'en aperçut et rougit; je m'approchai d'elle et tâchai de lui exprimer tout le plaisir que cette rencontre inattendue me causait; l'idée que mes sollicitations y étaient pour quelque chose me donna de l'assurance et je me mis à quatre pour être aimable; elle me permit d'aller la voir lorsque j'irai dans le voisinage de sa terre située à 20 ou 25 lieues de Helsingborg et j'eus lieu de me flatter d'avoir gagné quelque terrain. Elle partit d'abord après dîner pour se rendre chez elle, je la conduisis à sa voiture et notre dernier regard exprima le désir que nous avions réciproquement de nous revoir.
Maintenant, je vais te dire comment je me trouvais en relation avec cette famille et te faire faire connaissance avec une autre qui est liée avec mon histoire. Pendant que j'étais à Stralsund, je voyais souvent un jeune Baron Wrangel, officier aux Gardes et aide de camp du général Armfeld; c'est un des plus beaux hommes que l'on puisse voir, il avait voyagé et passé dernièrement six mois en Angleterre, ce qui nous avait mis en relations. Né avec des dispositions extrêmement violentes et fils aîné d'un des plus riches seigneurs propriétaires de la Suède, son caractère n'avait point été assez dompté, et la fougue de sa jeunesse l'avait exposé à plusieurs aventures éclatantes, entr'autres un duel pour affaire de Corps avec un favori très aimé du Roi, dans lequel il reçut lui-même une blessure mortelle qui mit sa vie en danger pendant six semaines. Son antagoniste navré d'avoir causé le malheur de son ami et voyant que les officiers aux Gardes n'attendaient que l'issue de cette crise pour l'exposer de nouveau à de pareilles scènes et uniquement pour satisfaire à un vain point d'honneur préféra terminer lui-même son existence. Cette affaire fit beaucoup de bruit, le Roi y fut très sensible et Wrangel après son rétablissement fut obligé de s'absenter. La guerre le ramena et ce fut à cette époque que je fis sa connaissance à Stralsund. J'ai toujours eu du penchant pour ces caractères fougueux, il était du reste franc, généreux et doué d'un cœur excellent, nous nous liâmes assez et à mon arrivée en Suède, je le trouvai à Ystadt où il me témoigna beaucoup d'amitié; nous nous rendîmes ensemble à Malmö où se trouvait le Roi et j'eus l'honneur de lui être présenté par Mr Pierrepont Ministre Britannique comme je vous l'ai mandé dans le temps. Je fus présenté de même chez la plupart des personnes attachées à la Cour, et je vis souvent entr'autres le Comte et la Comtesse de La Gardie qui recevaient du monde chez eux le soir. Le Comte chef d'une des plus illustres maisons de Suède est Capt des Gardes du Corps, avait été ambassadeur à Vienne et joignait à une très belle figure le ton et la manière d'un homme parfaitement comme il faut. Jouissant de la plus haute considération dans le Pays aussi bien que de l'estime du Roi il vient d'être nommé Commandt en chef de la conscription militaire de cette province (la Scanie). La Comtesse n'est pas aussi favorisée que lui pour la figure mais elle le fait bien vite oublier par l'expression vive et spirituelle de sa physionomie et par son amabilité qui se reproduit dans tout ce qu'elle fait, sa conversation est gaie et animée et son ton toujours décent et obligeant. Lorsque je partis de Malmö pour Helsingborg, elle me donna une lettre d'introduction pour sa mère la Comtesse de Sparre dont elle est fille unique et cette bonne Dame me traita avec beaucoup d'amitié et voilà comment je me trouvai sur un fort bon pied avec toute cette famille lors de ma première rencontre avec Made de Wachtmeister.
Dans ce temps là j'étais fort occupé avec mon recrutement, toute la responsabilité et les écritures roulaient sur moi et il ne m'était guère possible de m'absenter pour suivre mes plaisirs, sans risquer de m'exposer à des désagréments fâcheux. Cependant au bout d'un mois le Baron Wrangel passa par Helsingborg pour aller chercher à Copenhague une Baronne Taube, femme du Ministre Suédois et qui passait pour la plus belle femme de ces cantons; elle devait faire quelque séjour chez les parents de Wrangel où il devait y avoir à cette occasion une succession de fêtes. Il me pressa vivement d'y assister et j'obtins un congé de huit jours.
Je me rendis de suite à Åkesholm nom de la terre qu'habitaient le vieux Baron et la Comtesse Wrangel sa femme. C'est une superbe campagne qui réunit tout ce que l'on peut désirer pour l'agrément et la commodité; j'y trouvai beaucoup de monde et j'y fus bientôt traité vraiment comme l'enfant de la maison par les respectables parents de mon ami. Son père qui avait été longtemps gouverneur de la Province a toute la représentation et les manières d'un ancien gentilhomme; sa mère née Comtesse d'Hamilton avait été une grande beauté et réunit à infiniment d'esprit, une aisance et un savoir-faire qui la fait craindre et respecter, on cherche à lui plaire pour ne pas lui déplaire. Il y avait quelquefois 50 ou 60 personnes à table et tout ce monde allait, venait et s'amusait sans que l'on pût s'apercevoir de la moindre confusion. La société de la maison était charmante, de jeunes et jolies femmes et deux fils qui ne cherchaient que plaies et bosses, quoique toujours contenus par la Comtesse qui veillait strictement sur les femmes et les filles des autres, n'en ayant point elle-même à surveiller. Je m'étais bien flatté de rencontrer là la Comtesse de Wachtmeister, dont la terre n'était qu'à 4 ou 5 lieues de distance. Cependant les huit jours s'écoulaient et elle n'arrivait point, je n'osais trop m'informer d'elle crainte de trahir mes pensées, car dans ce séjour consacré au plaisir on observait tout ce qui avait l'air d'amour pour en plaisanter et s'en amuser; ce n'est pas que nous fussions fort d'accord entre nous autres hommes, sur la galanterie nous nous aidions réciproquement, mais le sérieux et le sentimental étaient honnis.
Enfin la veille de mon départ jour de grand bal, elle arriva avec son frère et sa cousine, fiancée à ce dernier, jeune personne fort jolie, levée en France avec beaucoup de soins et qui était pour lors en visite chez la Comtesse de Wachtmeister. Je joignis bientôt cette partie, fus présenté au Comte de Lewenhaupt qui avait beaucoup voyagé mais dont l'extérieur sage, poli et réservé ne prévenait point en sa faveur; comme c'était à sa sœur que j'en voulais je m'en inquiétai assez peu et fis ma cour assiduement. Le bal fut gai et animé, ma belle ne dansant point étant en grand deuil, j'eus l'occasion de lui causer beaucoup, je trouvai une femme sensible, franche et naturelle, qui avait un cœur à donner avec d'autant plus d'abandon qu'il avait été comprimé et oppressé pendant son mariage; je la trouvai disposée à la tendresse et exposée aux illusions de l'imagination. J'avais été par hazard le premier homme qui lui avais rendu des soins depuis qu'elle était libre. Il est probable que dans ces dispositions-là tout autre aurait réussi de même à lui plaire pour peu qu'il eût eu des manière délicates, honnêtes et décentes comme je les ai toujours dans mes premières attaques, et c'est un compliment que je fais à votre sexe plutôt qu'à moi-même. Mon assiduité me fit bientôt remarquer, la Comtesse Wrangel nous observait du coin de l'œil et le frère était toujours à nos coudes, mais lorsque je suis amoureux ces sortes de choses ne m'ont jamais décontenancé, je vais toujours en avant et j'ai souvent eu lieu de remarquer que rien ne flatte plus les femmes que de les afficher dans le commencement d'une intrigue; elles vous savent gré de ce manque de circonspection parce qu'elles s'en croient l'objet, mais cela ne dure qu'autant qu'elles n'ont elles-mêmes aucun reproche à se faire.
Je restai le lendemain pour une autre fête, lors même qu'un exprès m'avait été envoyé pour me faire revenir promptement à mon dépôt. Toute la bourgeoisie de Christianstadt était arrivée à Åkesholm déguisée et sur des chars de paysans; on leur fit une fête champêtre et dans tout ce tourbillon je ne quittai point ma Veuve. À quinze jours de là il devait y avoir chez le Baron un grand bal masqué où toute la noblesse de la province était priée; j'avais été consulté pour les préparatifs, étant du petit comité de la Comtesse et de ses fils; les jardins devaient être illuminés, 3 ou 4 orchestres engagés, enfin rien ne devait manquer pour rendre la fête splendide. Nous autre godelureaux fondions les plus belles espérances sur ce jour; les déguisements devaient prêter aux aventures et nous eûmes soin de distribuer l'illumination de manière à exciter la curiosité dans de charmants bosquets, et à fournir des prétextes pour tromper la pudeur, ou plutôt pour colorer des défaites. Je ne manquai pas de m'assurer que la Comtesse Wachtmeister en serait et nous nous séparâmes dans l'espoir de nous y revoir. Le jour arrivant je m'esquivai de mon dépôt; je m'étais muni de 2 ou 3 costumes différents pour tromper les Argus en cas de besoin et j'arrivai le soir ainsi préparé à Åkesholm. Le temps était parfaitement beau; vers les dix heures, les invités arrivèrent masqués de tous les côtés du bois qui entoure la maison, on voyait sortir des groupes de masques de toute espèce, on s'accrochait les uns aux autres pour se reconnaître et tout ce qui se pratique dans ces sortes de divertissements fut mis en usage pour rendre la fête gaie et animée. On n'avait point eu de bal masqué en Suède depuis la mort du feu Roi, ce qui donnait à celui-ci le mérite de la nouveauté, indépendamment de la beauté du local et de l'élégance et de l'ordre qui régnaient dans les arrangements. J'étais costumé en maître d'école et je me mis à chercher celle que mon cœur voulait instruire; j'ignorais son costume et je fus pendant deux heures mortelles à accoster en vain des masques qui en avaient un peu la tournure; le temps s'écoulait, le jour allait paraître et éclairer tous mes projets; j'étais aux abois lorsqu'enfin mes amis qui avaient été plus heureux que moi vinrent me dire qu'ils avaient reconnu le frère de ma belle; aussitôt je m'attachai à ses pas et lui rendis son assiduité comme si l'un de nous avait été en danger avec lui, et même avec beaucoup plus d'anxiété soit dit en passant, me doutant bien qu'il rejoindrait bientôt ses dames. Effectivement je ne tardai pas à reconnaître près de lui ma veuve et sa cousine, costumées en religieuses. Je ne pus longtemps déguiser ma voix et en nous reconnaissant mutuellement nous cessâmes de nous occuper des autres et le reste du bal se passa pour moi de la manière la plus agréable. Vers les 1 ou 2 heures on rentra dans les salons, on s'habilla et l'on prit des costumes plus commodes et l'on se mit à danser jusqu'au lendemain matin. Pendant que tout le monde s'amusait ainsi, je vantais à Mad. de Wachtmeister qui ne dansait point la fraîcheur de l'air et la beauté du lever du soleil et je l'engageais à faire une promenade dans le parc pour en jouir; la cousine nous accompagna et insensiblement nous nous éloignâmes de la maison sans faire attention que le temps se couvrait. La cousine que cette promenade n'amusait pas apparemment et qui craignait de gâter un fort bel habit, se mit à nous quitter subitement et à courir de toutes ses forces du côté de la maison sans que ma compagne pût la retenir; de sorte que nous nous trouvâmes seuls au milieu du bois; jamais occasion ne fut plus belle, mais soit timidité de ma part, soit que l'émotion et l'embarras qu'éprouvait cette femme intéressante fît impression sur moi, je n'en profitai que pour la rassurer; elle vit les combats dont j'étais agité et que la délicatesse et le respect triomphaient de mes désirs. J'ai lieu de croire ensuite que cette retenue décida son cœur; je cherchais à lui sauver l'embarras de cette absence suspecte, en devinant ce qu'elle n'osait me dire et je réussis à la faire rentrer sans que l'on se doutât de la situation critique où elle s'était trouvée. Mais le Diable n'y perdit rien de mon côté, je me lamentai amèrement de ma bêtise et de ma sotte timidité lors même que mon cœur m'approuvait. Je croyais trop connaître les femmes pour ne pas être confus, même aux yeux de celle-ci que je désirais excepter de la règle générale, et ce n'est que par la suite que je me suis consolé et même applaudi de la réserve que je montrai dans cette circonstance.
Dix ou 15 jours après le bal, la Comtesse de W. vint passer quelques jours chez sa tante la Comtesse de Sparre. L'expédition anglaise contre Copenhague était alors devant Helsingborg, je m'étais trouvé par la nature de mon service en relation assez particulière avec l'amiral Gambier et plusieurs généraux et je fus à même de pouvoir faire voir à ces dames les vaisseaux et ce qui pouvait les intéresser, tout en me faisant valoir auprès de ma belle. Lorsque le siège commença je fus laissé en station à Helsingborg et le reste du dépôt joignit l'armée. N'ayant pas grand chose à faire, j'écrivis à Madame de Wachtmeister pour lui demander la permission d'aller la voir chez elle; elle me répondit poliment en m'y invitant très fort et je m'y rendis de suite. Son frère devait partir le lendemain de mon arrivée et fut fort étonné de voir que je devais le remplacer auprès de ces dames, il partit néanmoins et je passai là 5 ou 6 jours on ne peut plus agréablement; pendant ce temps Mad. de W. à qui je parlais ouvertement de ma tendresse m'avoua qu'elle y était sensible et qu'elle m'avait invité pour m'en parler sérieusement; elle me dit avec candeur et naïveté tout ce qui se passait dans son cœur et me fit tous les détails de sa situation. Sentant qu'elle s'attachait véritablement à moi mais ignorant mes intentions, elle s'était décidée à se donner à moi et à suivre mon sort, ou à rompre pour jamais des relations qui ne pouvaient que causer mon malheur. Que faire dans cette alternative ? Je t'avoue que je fus fort embarrassé, n'ayant jamais songé à l'épouser, non que je n'y fusse pas assez disposé, mais j'y voyais tant d'inconvénients que je ne pouvais qu'être étourdi de la proposition. Mon aventure récente en Poméranie m'effrayait, je n'osais la lui confier quoique je lui fisse d'ailleurs les objections que sa naissance, mon manque de fortune et mon état incertain m'offraient en foule. Tout cela ne fit que glisser et l'amour laissait toujours une porte ouverte; nous convinmes cependant de ne rien décider avant d'avoir bien considéré le pour et le contre et je puis dire que je répondis à sa confiance par la franchise et l'honnêteté de ma conduite.
Je fus rappelé de là pour joindre l'armée à Copenhague et nous nous quittâmes après être convenus d'une correspondance. Je m'occupai alors sérieusement à finir radicalement ma liaison avec Melle d'Engelbrechten; je sui écrivis une lettre dans laquelle je l'affranchissais de tout engagement, en réclamant la même faveur, et en motivant le tout sur l'impossibilité que je prévoyais à ce que nous fussions jamais unis. De retour à Helsingborg j'y trouvai son frère; je me rendis chez lui comme un criminel à qui on va couper la gorge, car de ma vie je n'ai essuyé une pareille mortification. Je ne lui avais jamais parlé de cette affaire dont je savais pourtant qu'il était instruit, et en lui déclinant mon mea culpa je me sentis profondément humilié. Il me dit avoir reçu plusieurs lettres de sa sœur et de ses autres parents, que l'on s'informait de moi en se plaignant de mon silence, que sa sœur était malade et extrêmement affectée, qu'elle avait refusé à cause de moi une offre avantageuse, enfin j'appris de lui ce qui pouvait le plus aggraver ma faute. Que faire et que dire ? Il m'aida un peu en me priant de lui écrire une lettre sur le sujet de ma visite, qu'il enverrait à sa sœur, et je fabriquai de suite une épître de circonstance, dans laquelle j'exposais mes raisons et m'excusai de mon mieux; je la portai moi-même au frère que je ne vis depuis que de loin et toujours avec effroi. Mais enfin je me crus quitte de cette fâcheuse histoire sans toutefois en avoir la conscience parfaitement nette; j'appréhendais qu'elle ne s'ébruitât et que la veuve en apprendrait quelque chose indirectement dans les renseignements qu'elle ne manquerait pas de prendre sur moi; cela me décida donc à une autre démarche de même nature et à m'humilier encore en sacrifiant mon amour-propre au risque de perdre l'estime de celle que j'aimais. Je partis pour Vanös, la terre qu'elle habitait et lui contai sincèrement toute mon histoire.
Il arriva précisément que pendant que j'étais en route elle m'avait écrit pour me demander une explication sur ce sujet et j'eus le mérite sans le savoir de la prévenir par des aveux volontaires. Soit qu'elle m'en sût gré, soit que j'arrangeasse la chose de manière à ne pas paraître si noir que j'étais diable, elle me pardonna et cette circonstance n'apporta aucun changement dans son affection; je passai quelques jours auprès d'elle, en l'aimant toujours davantage, son caractère aimable, sincère et naturel ne se démentit point et réellement je ne pouvais prendre sur moi de la tromper. Nous convinmes que j'irais en Angleterre chercherais à obtenir ma retraite[3], et que pendant ce temps elle arrangerait ses affaires, préparerait sa famille et s'occuperait de notre réunion au printemps. Je ne voulus point l'engager, nous restâmes libres l'un et l'autre en nous promettant de nous instruire réciproquement et fréquemment de nos pensées sur ce sujet et de l'inconstance à laquelle l'un ou l'autre pourrait être exposé.
Dans le mois de novembre je reçus l'ordre de retourner en Angleterre, je fus encore prendre congé de Mad. de Wachtmeister, donnant toujours à ces voyages l'apparence de visites à mon ami Wrangel qui m'aidait de son mieux sans toutefois être mon confident, car réellement ce mariage devait paraître si extraordinaire que je n'osais en parler; ces courses cependant donnaient beaucoup à causer et l'on ne savait qu'en penser, mais mon départ et celui de Mad. de W. pour Stockholm mirent fin à ces bruits. Il faut te dire que la Comtesse de La Gardie, la cousine et meilleure amie qu'eût ma veuve fut mise au fait par elle de nos relations, de même que la jeune Comtesse de Lewenhaupt, la même qui était fiancée au frère. Cette première prit des renseignements sur moi du Ministre Anglais qui lui parurent favorables, quoiqu'il pût lui dire bien peu de chose, mais son amitié pour moi y suppléa et elle ne découragea point son amie. Pendant mon séjour en Angleterre notre correspondance fut fréquente, ses lettres respiraient toujours la même simplicité et le même attachement; je voyais qu'elle s'occupait véritablement de notre union et qu'elle s'affectait de l'irrésolution qui perçait malgré moi dans les miennes. Je t'avoue que j'étais effrayé d'un côté de la disparité de nos rangs, de l'opinion qu'en avait sa famille et des regrets qu'elle-même pouvait avoir par la suite, lesquels je n'aurais jamais pu me pardonner; d'un autre, je la jugeais par moi-même et pensais que son séjour à Stockholm au milieu du grand monde, entourée d'admirateurs plus aimables et plus fortunés que moi, ne vînt à la faire changer. Sa figure, son aimable caractère, sa fortune et sa naissance la rendaient un des premiers partis de Suède et qu'avais-je pour mériter la préférence ? Tu m'avoueras que sans être trop modeste je pouvais être inquiet, et pendant ma vie j'avais donné de si rudes et fréquentes accolades au flacon d'amour que cette dernière lampée n'avait pu m'enivrer et me laissait la réflexion libre. Elle me pressait dans ses lettres de prendre congé en m'informant qu'elle avait prévenu son frère et sa sœur de son engagement conventuel avec moi, que tous deux qui ne désiraient que son bonheur ne lui avaient fait d'autres objections que celles provenant de la crainte de la perdre et elle me priait de vouloir m'établir en Suède, au moins jusqu'à ce que les circonstances politiques[4] nous permissent de faire un voyage en Suisse; elle m'assurait que tout s'arrangerait bien avec ses autres parents. La sachant indépendante d'ailleurs et d'un caractère ferme et décidé, je ne pouvais pas en conscience hésiter et je me décidai à faire les démarches nécessaires pour obtenir ma demi-paie.
Ma surdité m'en fraya le chemin et cela ne souffrit pas de grandes difficultés, Sir James Pulteney étant la personne de qui cela dépendait. Cette retraite me convenait d'ailleurs sous tous les rapports. Mon régiment que j'étais dans le cas de joindre errait délabré dans la Méditerranée, mon infirmité était vraiment un obstacle à mon avancement et ne pouvait que me rendre le service pénible et désagréable. Ma demi-paie de capitaine était tout ce que je pouvais raisonnablement espérer et il valait autant l'obtenir tôt que tard en évitant la chance de se faire casser bras et jambes ou d'être noyé. J'avais épargné pendant mon recrutement de quoi me monter, payer quelques dettes et vivre un an, indépendamment de ma pension; j'obtins de plus mon ancienneté de rang et la différence de paie annexée qui m'avait d'abord été refusée nettement; enfin tout concourait pour m'exciter à me tirer de cette galère et je réussis comme je vous l'ai mandé de Londres. Après avoir terminé toutes mes affaires en Angleterre tant pour ce qui y regardait ma pension que pour ce qui concernait nos nièces que le Général Meuron prit sous ses soins[5] et que Sir James P. s'engagea à maintenir pendant leur séjour en Angleterre, je partis au commencement de mai pour la Suède, incertain encore du sort qui m'y attendait et très décidé à m'en retourner en Suisse pour me fixer auprès de vous si mon mariage souffrait quelques difficultés, et je me proposais alors de profiter de la première facilité que je pouvais avoir pour passer en Allemagne. Je vous écrivis par précaution pour tâcher de m'obtenir des passeports, enfin j'étais parfaitement préparé à tout événement et l'idée de vous rejoindre bientôt me rendait même assez indifférent sur l'issue de mes projets en Suède, comme tu as pu le remarquer dans la lettre que je vous écrivis à mon arrivée à Gothenburg.
J'y trouvai des lettres de la Comtesse de Wachtmeister qui changèrent ma destination; j'avais compté aller la joindre chez sa sœur près de Stockholm, mais elle me mandait qu'elle devait se rendre pendant l'été en Scanie en me priant d'aller attendre de ses nouvelles à Helsingborg. Je trouvai là chez sa mère la Comtesse de La Gardie, de même que sa grand'mère la Comtesse Ramel femme extrêmement respectable et considérée. Veuve du Baron Ramel l'un des premiers et des plus riches seigneurs de Suède, elle s'était dessaisie de ses biens en faveur de ses enfants et n'avait conservé que la terre principale nommée Öfrids Closter, la plus belle de la province. Elle vivait là adorée de sa nombreuse famille, ayant conservé à l'âge de 84 ans toute la gaîté et la bonhomie de la jeunesse. Son château était le point de ralliement de tous ses parents; on y voyait 4 générations vivant dans la plus grande harmonie.
C'était chez elle que Mad. de Wachtmeister devait passer une partie de l'été et où je devais la rencontrer, mais je devais y être invité préalablement et cette invitation devenait une sanction et une approbation à notre union. Je n'étais donc pas fort à mon aise en faisant cette visite épineuse chez la Comtesse de Sparre. Fort heureusement que la Comtesse de La Gardie était préparée et était mon amie. Mon retour en Suède après avoir quitté le service fit bientôt supposer mes projets et contre mon attente je fus accueilli fort amicalement. Je m'ouvris candidement à la Comtesse de La Gardie, qui se charge de me faire inviter à Ölfrids Closter; on me pria à dîner pour le lendemain et j'y reçus de la bonne vieille grand'maman l'invitation désirée, de la manière la plus flatteuse. Cette circonstance me soulagea d'un grand poids, n'ayant jamais osé concevoir cette facilité. Ne pouvant résister à mon impatience de revoir mon amie, je partis de suite pour Vanös où elle devait être, et j'eus le bonheur de la trouver seule avec sa cousine, occupée à empaqueter tous ses effets. Je la retrouvai la même à mon égard; elle m'avait conservé toute son affection, douce, sensible et honnête, cette femme ne s'était occupée que de ce qui pouvait assurer notre bonheur mutuel pendant que moi toujours vacillant et inquiet, je ne pouvais que me reprocher de n'avoir pas su assez l'apprécier. Je passai huit jours avec elle aussi heureux qu'un homme peut l'être; nous convinmes de tout; elle venait d'acheter une petite terre dans le voisinage de son beau-frère le Comte de Bonde, chez qui les noces devaient se faire dans trois mois. Elle possédait tout ce qui était nécessaire pour meubler et monter aussi commodément et aussi comfortablement que possible notre future habitation qui devait être charmante, mais je me réserve sa description lorsque nous y serons établis.
Enfin je me trouvai sans autres soins et soucis que ceux de me complaire à moi-même en la rendant heureuse, une femme dont le caractère ne peut que me convenir et me plaire chaque jour davantage, qui joint à une naissance qui me met en relation avec tout ce qu'il y a de plus illustre dans ce pays-ci, une petite fortune indépendante et au delà même de mes espérances, son revenu net se montant à près de 400 louis dont la moitié proviendra de la terre en question. Cela suffira avec ma demi-paie à nous faire vivre fort agréablement. Ses goûts sont simples, elle aime la retraite et je n'ai pas connu de femme de condition moins se soucier de luxe et d'éclat et certes son mariage avec moi en est bien une preuve.
Nous quittâmes Vanös à peu près dans le même temps, elle pour se rendre à Closter, où je la rejoignis quelques jours après. Je trouvai là une dizaine de Comtesses et de Baronnes de la famille et je m'efforçai de faire bonne contenance ce qui me fut d'autant plus facile que je fus reçu avec beaucoup d'amitié, et soit que cela provînt de cesse que lui portent tous ses parents ou de ce que mes manières plurent, je fus considéré au bout de quelques jours comme si j'étais déjà de la famille. J'ai une facilité de prendre le ton des autres et de me mettre à mon aise tout en paraissant doux et modeste, qui m'a toujours été fort utile dans mes premières relations particulièrement avec les femmes. Je la dois peut-être à ma surdité qui me fait observer les convenances et l'air du pays, plus que les paroles. La bonne grand'maman prit tant d'intérêt à cette affaire, qu'elle proposa de faire les noces chez elle; rien ne pouvait nous être plus agréable, cela hâtait le dénouement et lui donnait une sanction bien flatteuse pour moi et qui ferait le meilleur effet. Mais pour cela il fallait un certificat du colonel et du chapelain de mon régiment comme quoi je n'étais point marié, formes indispensables avec les ministres dans ce pays-ci; je n'en étais point prévenu et j'ai dû écrire à Londres pour les avoir. Je les attends avec impatience, nos annonces se publieront immédiatement après et j'espère que nous serons mariés à la fin du mois de juillet. En attendant je vis ici depuis 15 jours[6] comme coq en pâte, au milieu d'une société de gens parfaitement comme il faut et du ton qu'ils ont parlant, je jouis de la plus entière liberté avec ma future épouse et nous nous aimons sincèrement.
Le château est très beau, parc suédois et tout ce qu'on peut désirer, on y vit fort régulièrement et cela convient beaucoup à ma santé. Le monde s'y succède et nous sommes toujours 20 ou 30 personnes à table. Le respect qu'on porte à la vieille Comtesse, sa gaîté et sa bonne humeur rendent ce séjour agréable à tous. Je t'avoue que je ne reviens pas de la situation où je me trouve; elle est si éloignée de ce que je pouvais attendre, si différente de nos relations passées, qu'en vérité c'est comme un songe. Eh bien, tu serais peut-être étonnée de me voir comme si c'était une chose fort simple et naturelle. Je me prête à tout le plus complaisamment du monde, et je suis surpris quelquefois de n'être pas né Comte ou Baron. Mad. de Wachtmeister a communiqué notre union prochaine à ses autres parents; l'opinion qu'en auraient ceux de son premier mari était ce qui l'inquiétait le plus; l'un de ses beaux-frères est Riks Drott, le premier personnage du Royaume après le Roi, c'est lui qui préside à toutes les cours de justice et son influence dans le gouvernement est très grande. Un autre est aussi Excellence, titre dans ce pays-ci fort au-dessus de ce qu'il est dans d'autres, et de plus grand-amiral. Elle a déjà reçu des félicitations du premier qui lui donne cependant de bons conseils et le contrat se fera avec sa participation, je lui ai envoyé mes idées à cet égard qui ont eu l'approbation de la Comtesse. J'ai cherché à me rappeler ce qui se pratique à Neufchâtel en pareil cas.
Je pense maintenant que le portrait de ma belle t'intéressera; j'aimerais bien m'épargner cette tâche toujours suspecte de la part d'un amant, en te montrant celui qu'elle a fait faire pour moi à Stockholm et que je trouve ressemblant. Elle est brune foncée, d'une taille moyenne et très bien faite, ses grands yeux bruns sont ornés de longs cils noirs, elle a de belles dents fort blanches, du reste le nez un peu retroussé et sa physionomie quarrée. Le teint de son visage n'est pas aussi beau que celui de sa gorge et de ses bras, qui sont l'un et l'autre parfaitement formés et très blancs; je ne lui donnerais pas plus de 26 ans quoiqu'elle en ait 30. Mais ce qui me plaît le plus dans elle c'est une humeur douce et en même temps décidée pour ce qui la concerne personnellement; elle ne contredit jamais et n'est point exigeante et vraiment je ne pouvais trouver une meilleure femme à cet égard. Elle est dépourvue de toute sorte d'affectation ou de prétentions et sous ce rapport je crois pouvoir vous rassurer complètement sur l'appréhension que son rang distingué pourrait vous donner. Il semble vraiment que les gens de qualité qui ont le plus de raisons de s'enorgueillir de leur naissance, sont ceux qui paraissent le moins se soucier des avantages qu'elle leur procure, et je puis aisément faire l'application de cette remarque aux personnes avec lesquelles je vis actuellement. Il est vrai que comme étranger, Suisse et militaire, je ne puis point m'apercevoir de distinctions de cette nature vis-à-vis de moi-même. Avec cela ce mariage fera beaucoup de bruit dans ce pays-ci, on s'en étonne car il n'a pour ainsi dire pas d'exemple; les grandes familles s'allient toujours entre elles et il est très rare même qu'une Suédoise se marie avec un étranger. Le fils de Mad. de Wachtmeister a six ans, c'est un joli enfant fort bien élevé et très docile; j'ai toujours beaucoup aimé les enfants et je suis charmé d'en trouver un tout fait. Son éducation fera diversion à la vie tranquille et retirée que nous allons mener.
La Comtesse de Bonde est venue nous joindre ici avec son mari, c'est une charmante petite femme plus vive que sa sœur, mais si sensible et si bonne enfant que dès le second jour je me suis trouvé avec elle comme si j'avais été son frère depuis dix ans. Sa santé est fort délicate et affaiblie je crois par quatre enfants successifs. Elle doit prendre les eaux de Ramlösa près Helsingborg; nous l'accompagnerons et passerons là 3 semaines auprès d'elle; pendant ce temps on publiera nos annonces dans l'église de Closter et à notre retour la cérémonie aura lieu en famille seulement et aussi simplement que possible, quoique je me doute cependant qu'il y aura plus d'éclat que je ne le désirerais. J'avoue que ce voyage de Ramlösa ne me plaît guère, il y aura beaucoup de monde et l'on nous épluchera, mais je ne puis l'éviter et je suis si bien d'ailleurs avec les personnes qui m'intéressent que j'aurais bien tort de m'inquiéter d'observations et de verbiages. Je pars demain 5 juillet[7] pour m'y rendre et je continuerai cette longue épître jusqu'à ce que je trouve une occasion de vous l'envoyer.
17 juillet de Ramlösa
Nous vivons ici fort agréablement et j'ai lieu d'être fier je t'assure de l'envie que cause mon sort; ma future est une des plus jolies femmes du lieu; elle est si gaie et contente que j'en suis tout enchanté. Nos premières annonces ont été publiées le 10, mais une violente fluxion de ma bonne oreille me rend un pauvre sire pour la circonstance et je crains qu'elle ne m'oblige à différer la cérémonie car je souffre martyr. En attendant un chambellan de Booth qui a été à Neuchâtel avec le Prince de Mecklembourg-Swerin et qui repart pour l'Allemagne veut bien se charger de cette lettre et je ne puis désirer une meilleure occasion. Je t'écrirai de notre terre en Sudermanie et te décrirai mes noces. Compte ma bonne et chère sœur sur mon affection inaltérable et que rien ne peut affaiblir dans mon cœur les sentiments que j'éprouve pour vous tous.
J'espère que tu me tiendras compte de cette longue lettre, elle doit te prouver combien je t'aime. Je n'ai pas besoin de te dire de la communiquer à mon bon père[8] et à mes sœurs. J'espère qu'elle lui fera plaisir, mon cœur s'émeut en y pensant, l'idée de lui causer de la satisfaction me rend heureux, assure le bien de tous mes désirs de le revoir bientôt et de lui présenter mon épouse. Je suis sûr qu'elle lui plaira, elle veut lui écrire quelques lignes que je joins ici[9].
Je voudrais encore te dire beaucoup de choses mais je n'en ai pas le temps, M. Booth partant demain. J'ai laissé à tes soins un long shawl pourpre des Indes destiné de fondation à ma femme, je comptes que tu me l'as conservé. Je dois te prévenir aussi que par mon contrat de mariage le survivant a l'intérêt du bien du mort soit actuel, soit à venir du vivant des deux, et à défaut d'enfants il revient aux héritiers naturels respectifs. L'usage est ici que les femmes titrées conservent leur titre après leur mariage, ainsi voilà une Comtesse Dardel, mais sur l'adresse on met seulement Mad. Dl née Comtesse de Lewenhaupt. Je suppose que Tante Bugnot ne sera pas fâchée de cette alliance, tu m'obligeras de me dire ce qu'elle en dit. Je salue cordialement mes parents et mes amis. Écris-moi longuement et promptement, voici bientôt un an que je n'ai vu de tes lettres, adresse-les comme tu pourras Poste restante à Stockholm jusqu'à nouvel ordre. Adieu ma chère sœur, je t'embrasse de cœur et d'âme et suis ton affectionné frère
Alexandre
[1] Copié sur une copie manuscrite de l'original faite par Georges de Dardel en 1955.
[2] Helsingborg est une ville portuaire du sud de la Suède, en face de Copenhague.
[3] En 1808, il n'a que 33 ans !
[4] Il doit faire allusion aux guerres de Napoléon.
[5] Filles de son frère Jean-François (Jämes) Dardel mort aux Indes en 1805.
[6] Donc depuis fin mai ou début juin 1808, la lettre étant datée du 13 juin. Vu sa longueur, elle n'a cependant pas dû être écrite d'un seul tenant.
[7] Lettre commencée donc trois semaines auparavant.
[8] David Dardel (1741 - 1831), le doyen des pasteurs.
[9] C'est donc bien en français qu'ils devaient communiquer entre eux...