par Michael Jessop
Cette chronique a été écrite en réponse à une demande pour conserver la mémoire de la vie en Australie de James Henry Dardel (JHD) senior et JHD junior (noté JD pour le différencier). Certains détails proviennent de sources mentionnées en bas de page, tandis que d'autres, anecdotiques, sont d'origine familiale ou personnelle.
On ne sait pas pourquoi quelqu'un pouvait envisager à l'époque d'émigrer de la Suisse vers l'Australie. Il pourrait y avoir eu des problèmes politiques qui avaient changé le mode de vie en raison des répercussions des guerres de Napoléon, ou des causes économiques dues à de mauvaises récoltes qui affectaient toute la population. Dans le cas de JHD, des conflits familiaux pourraient aussi avoir joué un rôle.
Pour apprécier les conditions auxquelles les immigrants potentiels auraient à faire face, il faut se remémorer l'histoire toute jeune de l'Australie et les conditions de vie dans un pays qui était à l'époque en voie de développement. À l'origine, l'Australie avait été créée comme établissement pénitentiaire à Port Jackson, maintenant Sydney. Le District de Port Philipp existait comme une division administrative des Nouvelles Galles du Sud (New South Wales, NSW). La première colonie fut créée en 1803. En 1821, la population européenne des NSW s'élevait à 36000 habitants. Le District de Port Phillip subsista de septembre 1836 au 1er juillet 1851[1], après quoi il fut séparé des NSW et devint Victoria, nom qui lui fut donné en référence à la reine d'Angleterre.
JHD obtint son passeport en 1834 pour aller en Allemagne, et de là en Australie. Son idée était d'évaluer les possibilités locales. Il parvint d'abord à Port Jackson en 1836 au cours d'un bref voyage exploratoire et visita la région de Camden, proche de Sydney, où se développaient l'agriculture et la viticulture. John Mac Arthur, un agriculteur et éleveur pionnier, avait planté là des vignes provenant de plants suisses. Cette visite avait probablement été encouragée par des renseignements fournis à JHD par le comte Louis de Pourtalès, qui avait fréquenté une école à Vevey avec William Mac Arthur, le jeune fils du pionnier John Mac Arthur. JHD était intéressé par la viticulture et observa de près les plantations de Mac Arthur et d'autres exploitations. Bien qu'il n'y ait pas de trace d'une vistite au District de Port Phillip (Melbourne), plusieurs commentateurs pensent qu'il s'y rendit[2] — eu égard à ses centres d'intérêt, aux motivations de l'immigration qu'il envisageait et aux efforts qu'il avait entrepris pour étudier les possibilités d'une vie nouvelle.
Il avait 25 ans et épousa en 1839 [à son retour en Suisse] Uranie Bouvier, de Peseux, qui en avait 20.
Finalement, JHD retourna en Australie à bord du trois-mâts Caroline, arrivant à Melbourne en février 1940. Il n'aura pas su alors qu'il était le père d'une petite fille, Adèle Uranie (Blanche), née le 28 janvier 1840. Il semble que JHD avait envisagé l'arrivée de sa famille à un âge où Blanche serait assez grande pour voyager, et qu'il avait pris toutes les dispositions à cet égard et préparé un logement, mais Uranie mourut tragiquement en mars 1842, et leur fille dut être laissée en Suisse à la garde de ses grand-parents. Voilà un bien triste début pour commencer une nouvelle vie dans un pays étranger.
À ce stade de notre récit, il convient de relier la vie de C J La Trobe et de sa femme Sophie avec celle de JHD.
Charles Joseph La Trobe (1801 - 1875) était né à Londres, d'une famille d'origine huguenote qui y était arrivée en 1688. La Trobe ne devint pas pasteur comme ses aïeux mais se consacra à l'enseignement. En octobre 1824, il se rendit à Neuchâtel comme précepteur dans la famille Pourtalès qui était aussi huguenote, et il y demeura jusqu'en février 1827. Il voyagea à partir de 1832 en Amérique et publia plusieurs livres de voyage. La Trobe était décrit comme botaniste, géologue, montagnard, musicien et peintre. Il jouissait d'une réputation bien méritée d'un homme énergique dans toutes ses entreprises.
Il revint ensuite à Neuchâtel, résidant dans la maison campagnarde de Frédéric Auguste de Montmollin en tant que précepteur. Montmollin était un conseiller d'état suisse, aux intérêts variés dans le domaine de la banque, des vignobles et du textile. Sa fille Sophie de Montmollin (1811 - 1854), la neuvième de seize enfants, fut fascinée par le charme et l'intelligence de l'énergique Charles La Trobe. Ils se fiancèrent rapidement, et se marièrent à Berne, âgés de 34 et 24 ans respectivement, le 16 septembre 1835. La Trobe fut envoyé par le gouvernement britannique aux Indes Occidentales pour faire un rapport sur l'éducation des Nègres à la suite de l'abolition de l'esclavage. C'est certainement à la suite de cette expérience que l'office colonial britannique le nomma en 1839 comme commissaire du District de Port Phillip, appelé plus tard Victoria après sa séparation des Nouvelles Galles du Sud en 1851. Néanmoins, aucune maison, aucun terrain n'étaient fournis avec le poste. Il arriva à Melbourne le 30 septembre 1839 avec sa femme Sophie et leur fille Agnès (1837-1916). À cette époque, la population de Melbourne était estimée à environ 3000 habitants et s'accroissait rapidement.
On peut supposer que JHD avait des discussions avec les La Trobe au sujet des conditions et du style de vie en Australie, et en particulier avec sa cousine Sophie. Ils se connaissaient bien et vivaient non loin les uns des autres. Le changement avec la société sophistiquée de Neuchâtel et le train de vie confortable des Montmollin a dû représenter une épreuve pour Sophie. Le retour en Suisse d'Agnès en 1845, alors qu'elle avait 8 ans, pour son instruction, est un signe des limites du développement de la société australienne du temps. Agnès fut pris en charge par Rose, la sœur de Sophie, qui était veuve.
Arrivèrent en Australie en novembre 1839 comme immigrés les viticulteurs expérimentés Jean Belperroud (1801 - 1883) et son frère Alexandre (1804 - 1875), originaires de Cornaux. JHD avait aussi des vignobles au Maley, à côté de Cornaux. Les trois hommes étaient de bons amis et avaient probablement servi dans la cavalerie[3]. S Wegmann[4] nous dit que JHD a voyagé avec eux. Ceci ne semble pas coïncider avec les registres de navigation qui indiquent que les frères Belperroud n'étaient pas enregistrés comme passagers, contrairement à JHD. Les Belperroud se rendirent par voie terrestre de Melbourne à Sydney en janvier 1840 et y rencontrèrent à nouveau JDH peu après. Les trois rendirent visite à La Trobe, comme il le confirme dans sa lettre à James Mac Arthur du 9 mars 1840[5], en écrivant :
Il y a quelques mois, trois bons Neuchâtelois, séduits de savoir que nous étions ici (Neuchâtel est la ville de naissance de Mme La Trobe), arrivèrent pour cultiver la vigne, dans l'intention d'inciter un grand nombre de leurs congénères à les suivre dans le cas où ils y trouveraient un potentiel favorable. Ils sont pleinement satisfaits par le pays et son climat, mais le prix énorme du terrain les a décontenancés — ils avaient apporté quelques centaines, et il faut des milliers. Vous savez que je n'ai aucun pouvoir. Ils sont toujours indécis — mais j'espère leur trouver un prêt du gouvernement ou quelque autre avantage pour les inciter à persévérer. Ils sont d'une classe supérieure et ne sont pas disposés à jeter leur travail pour ce qui n'est pas le leur.
Le prix du terrain était en effet un obstacle majeur auquel les immigrants avaient à faire face pour s'établir avec un logement comme viticulteurs, agriculteurs ou entrepreneurs en tout genre. De plus, il y avait une certaine réticence pour permettre à de non-Britanniques d'acquérir des terres de qualité dans les zones convoitées autour de Melbourne, alors que le droit à la terre était accordé automatiquement aux candidats britanniques. Les La Trobe les aidèrent avec des encouragements et une bonne compréhension de leurs besoins. En conséquence, ils les dirigèrent vers des terres moins onéreuses dans des endroits tels que Geelong (autrefois appelé Jilong), Barwon, Lower Plenty et la vallée de Yarra.
La Trobe comprenait bien leur situation. Il avait dû acheter lui-même un terrain pour bâtir une maison puisque ni l'office colonial britannique ni les NSW ne leur en avaient donné. Il considérait même que son salaire était insuffisant pour s'acquitter de ses fonctions. Pour acheter un terrain à construire, il dut participer à une enchère au même titre que tous les autres. La population compatissante ne participa pas à la vente aux enchères afin de lui permettre d'acquérir 12,5 acres (5 hectares) au prix de base de 20 livres par acre.
JHD aida les Belperroud à établir un vignoble, le second dans le District de Port Phillip. Vivant un certain temps à leurs côtés, JHD saisit les occasions qui se présentaient.
En 1841, il dirigea une fabrique de fromages récemment établie à Bulleen par les associés Robert Laidlaw et Alex Duncan et construisit une maison à proximité. Il resta quatre ans à Bulleen jusqu'en 1845. Dès 1842, il avait mis en route son exploitation de Doola à Batesford, sur un terrain loué au Dr John Learmonth. Le vignoble, appelé Paradise, devint Paradise 1, 2, 3 et 4. Pendant cette période, il rencontra les propriétaires de la Port Phillip Winery Company à Brighton, et devint le directeur de cette affaire comme vigneron entre 1845 et 1848. En outre, il continua à aider les frères Belperroud à établir leur vignoble à Plenty.
Pendant tout ce temps, il développait ses vignobles de Paradise (plus de 18 ha). Le baron Sir Ferdinand von Mueller (1925 - 1896), botaniste, promoteur et le premier directeur des célèbres Melbourne Botanic Gardens qu'il avait conçus, fut impliqué pendant de nombreuses années à Batesford. Il était venu en Australie pour raisons de santé. Le roi du Wurtemberg lui octroya le titre de baron en 1871, et la reine Victoria l'anoblit également. Le baron von Mueller était un grand ami de JHD. Il séjournait souvent à Batesford, et ils se promenaient dans le jardin et le verger, décidant de la conception et de la plantation du domaine. JHD créa plus de 24 ha de vergers, entourés de cultures diverses, plus un secteur supplémentaire d'une superficie totale de 607 ha pour paître ses propres moutons. Les produits du verger ont toujours fait l'objet de souvenirs agréables chez les oncles et tantes de la famille. Se rappeler la dégustation des cerises provenant des meilleurs plants suisses était un pur délice. Cela s'appliquait aussi à de nombreux autres fruits de saison, pommes, poires, noix et abricots que l'on cueillait directement sur l'arbre. D'autres variétés de fruits complétaient cette abondance.
Il cherchait toujours à obtenir des plants de qualité pour son exploitation de Paradise, comme l'indique une lettre de recommandation écrite par La Trobe en 1847 au naturaliste Ronald Gunn qui cherchait des plants en Tasmanie. Outre les plants d'origine locale, il fit sept voyages en Suisse pour trouver de nouveaux plants et en même temps pour recruter des vignerons désirant commencer une nouvelle vie dans l'Australie qui se développait. La découverte d'or et l'exportation de produits australiens offrait des chances prometteuses à ceux qui en acceptaient le défi. Les voyages en Suisse étaient financés par la location de quelques parcelles de son domaine. Des copies de contrats de location faites par JHD le 1er avril 1865 pour trois ans et le 13 avril 1867 pour une année ont été conservées. Ces contrats étaient signés entre JHD et Martin Buchter (1835 - 1891), un voisin suisse dont les descendants résident toujours dans la propriété de Batesford.
Bien que n'ayant qu'une valeur limitée comme source, l'extrait de texte qui suit reflète une partie des discussions et des savoirs de la famille[6].
Les brèves biographies de plusieurs des vignerons les plus représentatifs indiquent qu'une grande part des premiers habitants de Batesford étaient d'origine suisse. Plusieurs de ces immigrants furent aidés par J. H. Dardel, le premier Suisse à s'établir dans cette région.
JAMES HENRY DARDEL arriva à Melbourne en provenance de Suisse en 1840.
Il prit un poste de direction dans une fabrique de fromage et de beurre, et en devint finalement directeur général. Il possédait une propriété à Bulleen depuis cinq ans avant de diriger la Port Phillip Vineyard Company, période au cours de laquelle il acheta et défricha cinquante acres de terres. Il s'établit finalement à Batesford, acquérant du terrain et créant les vignobles Paradise sur la rive Bannocksburn de la rivière. Dardel entreprit de défricher et de paysager la propriété à l'aide de chevaux et de pelles pour créer un petit lac artificiel.
Il introduisit des cygnes, des oies et d'autres oiseaux sur ce lac. Par la suite, il construisit des chemins aux courbes agréables pour parcourir ses jardins.
Dardel eut jusqu'à 23 hommes travaillant pour lui, la plupart étant des marins déserteurs de plusieurs nationalités. On donnait à chaque homme des souliers et des vêtements ainsi qu'une bouteille numérotée qui était placée dans un casier à la porte de la cave et remplie de vin matin et après-midi. On ne payait ces hommes qu'après qu'ils avaient travaillé assez pour compenser le coût des souliers et des habits. La résidence de Dardel fut construite au-dessus des quatre pièces du poste de police, en vue du pont, lorsque ce poste fut abandonné en 1858. La pierre de basalte (bluestone) était extraite directement dans la propriété, et les extensions de la maison furent réalisées par deux des frères Cameron, qui étaient des maçons écossais établis à Batesford, l'un desquels, Hugh Cameron, était chargé de la construction du pont de Batesford et avait une position importante dans la construction du viaduc du chemin de fer. La maison Dardel est maintenant louée. Dardel était l'un des résidents les plus hauts en couleur de Batesford, excellent cavalier, et possédait les meilleurs chevaux du district. Il conduisait toujours une paire de ces chevaux arabes, harnachés et à toute vitesse.
Il était un homme d'affaires astucieux et enthousiaste, probablement trop pour être populaire. Un exemple en est le fait qu'il allait vendre à Ballarat une charrette de fruits lorsque le prix en était plus élevé qu'à Geelong. Dans un autre exemple, pour éviter d'avoir à payer au pont l'octroi de 3 pence par cheval, il acheta un bout de terrain en face de sa propriété sur l'autre rive, et construisit un gué sur ses propres terres.
Le commentaire sur les chevaux harnachés conduits à bride abattue est aussi attesté par l'accusation selon laquelle JHD avait conduit de façon dangereuse à vitesse excessive. Pour sa défense, il déclara aux magistrats de la cour qu'il ne faisait pas la course mais qu'au contraire, il les retenait.
Après Paradise 1, JHD planta de nouvelles vignes sur sa propriété foncière. Paradise était décrit en 1859[7] comme :
«...un modèle par son aspect, face au soleil levant et protégé des vents froids de l'ouest ; son site, sur une pente douce ; et son sol, un terreau sablonneux d'un rouge profond et chaleureux »
Grâce à la réputation de ses talents de viticulteur et d'œnologue, La Trobe introduisit JHD auprès de Donald Ryrie, de Yering, qui manquait d'expérience comme vigneron. Donald était l'un des trois frères (les deux autres étant William et James) qui avaient quitté le domaine paternel de Monaro (NSW) pour louer un domaine d'élevage de 17'200 hectares. Comme Yering avait été planté en 1838 - 1839, c'était le vignoble le plus en avance dans le District de Port Phillip. C'était le premier vignoble du District, celui de JHD étant le deuxième. Donald et JHD étaient de bons amis. Batesford était une étape pour Donald Ryrie lorsqu'il quittait les pâturages du Western District ou qu'il y retournait, sa route passant devant la porte de JHD[8].
Deux fois par an, JHD se rendait à cheval au vignoble de Yering pour tailler la vigne, puis pour faire le vin. Son rôle est rappelé aujourd'hui encore à Yering avec une grande photo en pied et une légende le décrivant comme le premier vigneron de Victoria. Il est devenu une figure emblématique chez les producteurs de vin grâce à son activité dans le développement de nombreux vignobles et de vins.
JHD créa sa première étiquette de Paradise à Doola en 1845, et la même année, l'étiquette de Yering. Il continua son activité à Yering jusqu'à le vente de la propriété par les Ryrie en juin 1850 à Paul de Castella et Adolphe de Meuron. Leur association prit fin en 1853.
Le neveu de Paul raconte[9] :
«...Un capitaine de marine français, à qui mon oncle avait offert l'hospitalité, lui envoya en cadeau quelques caisses de Pommard, un vin très apprécié pour accompagner le repas du soir après une journée fatigante en plein air, lors de réunions occasionnelles. Un certain soir, mon oncle annonçant "il n'y a plus de Pommard", il fut salué par des cris de consternation. Mais il produisait un peu de vin, fabriqué localement par un vieil ouvrier suisse sur les vignobles de Ryrie. Ce vin fut monté de la cave et versé dans une cruche pour être goûté. "Meilleur que le Pommard", fut le verdict enthousiaste »
La phrase "meilleur que le Pommard" est restée un slogan en vigueur dans les cercles d'amateurs, y compris dans la publication du Dr Dunstan — Better than Pommard! A History of Wine in Victoria (1994).
En 1848, JHD déménagea définitivement dans sa propriété de Doola sur la rivière Morabool à Batesford, et compléta ses vignobles de Paradise avec des vergers et des pâturages. Cette diversification lui permit de survivre aux graves aléas des années à venir.
Le 12 mars 1857, JHD épousa Mary Ann Burroughs (1834 - 1867), la fille de l'avocat de Geelong James Frank Burroughs. Marie était une superbe jeune fille de 23 ans aux cheveux noirs, d'origine irlandaise. L'année suivante, JHD agrandit son cottage de pierre de basalte et lui donna le nom de Chaumont.
Il est intéressant de noter que Jean Belperroud, l'un des deux frères Belperroud, ami de JHD, épousa Catherine Stauton, une jeune Irlandaise, trois jours après son arrivée à Sydney en décembre 1839. Les deux jouvenceaux étaient passagers du même bateau, le Mary.
JHD était connu pour aider les Suisses nouvellement arrivés, mais pas en leur faisant simplement la charité : les avantages à recevoir devaient être gagnés de la même façon qu'il aidait les déserteurs et autres. Un exemple de cette réputation se trouve dans le discours donné à la Geelong Historical Society en 1968[10].
« Mon père avait une lourde responsabilité reçue de mon oncle, M. Dardel, dont la plupart des assistants étaient des Suisses. M. Dardel était un vrai Suisse et voulait aider chacun de ses concitoyens. Il voulait fermement faire tout ce que la Suisse pouvait attendre de lui comme ambassadeur en Australie, et il offrait son aide à chaque Suisse qui venait de Melbourne à Geelong, sinon à presque tous ceux qui venaient de toutes les parties de Victoria.
Sans entrer dans les détails de l'histoire des Dardel — cela prendrait toute la nuit — je voudrais que vous sachiez que M. Dardel était un homme digne d'admiration.
Il était surtout un homme de cavalerie, un militaire, un homme aimant la précision, qui voulait que tout soit fait selon ses idées, particulièrement en ce qui concerne la ponctualité. Il n'acceptait aucun prétexte de retard, surtout de retard au travail. C'était un homme compatissant, un homme qui avait une vision étendue sur bon nombre de sujets ; en particulier, son but et ses idées visaient à soutenir sa propre nationalité.
Nous autres arrivâmes de Bâle en 1884, où tout est net et propre. Quand nous atteignîmes Batesford et vîmes à quoi cela ressemblait, ce n'était pas très beau, car la plus grande inondation de l'histoire de la rivière Morabool venait d'avoir lieu, et tout n'était pas remis en ordre à l'époque. Néanmoins, tout fut progressivement nettoyé et remis en ordre, en grande partie grâce aux efforts de M. Dardel. C'était un homme scrupuleusement propre sur lui, et il voulait que chacun le fût aussi. Il persuada les gens autour de lui de nettoyer ceci et de nettoyer cela, et ce n'était pas facile en raison de l'amoncellement de troncs et de débris dont vous ne pouviez vous débarrasser rapidement.
M. Dardel avait décider de transformer ce lieu en une nouvelle Suisse, car il pensait que l'agencement de cette terre correspondait à ce qu'il imaginait. Il choisit un terrain sur lequel un poste de police avait été construit lors de la ruée vers l'or. Après la fin des activités aurifères, le poste de police n'avait plus aucune utilité, et il l'acheta. Il avait alors tout le terrain requis pour planter un vignoble. Il ne pensait pas que c'était une bonne idée de planter des vignes sur les berges de la rivière. La vigne exige des marnes calcaires qui se trouvaient tout autour de Batesford, et c'est là que les vignobles se trouvaient.
À cette étape de sa vie, JHD devait être plutôt à l'aise. Ses objectifs avaient été réalisés sous la forme d'un style de vie atteint grâce à son labeur et à ses compétences comme vigneron, arboriculteur et éleveur de moutons. Il était respecté par la communauté et avait des amis influents. Son mariage avec Mary Burroughs en 1857 avait produit trois enfants, James Henry Dardel junior (1858), Marie (1862) et Elizabeth (1864). Malheureusement, Mary mourut en 1867 à l'âge de 33 ans.
Un autre désastre était cependant imminent. Il survint sous la forme du phylloxera vastatrix, un puceron qui infecta la région de Geelong en 1877. Toute la viticulture de cette région en fut anéantie.
Après de nombreux et vains efforts pour éradiquer le problème, le département d'état de l'agriculture ordonna en 1881 que tout vignoble dans un rayon de 20 miles devait être arraché et brûlé. JHD demeura cependant à Batesford, se concentrant sur ses vergers de 24 hectares. Il produisait de nombreuses espèces de fruits, en plusieurs variétés. Ce n'est qu'en 1970 que des vignobles furent plantés à nouveau autour de Geelong. Le célèbre vin de Paradise a été réintroduit en 1988 par les vignerons qui l'exploitent aujourd'hui. [Voir étiquette recto et verso].James Henry Dardel junior, abrégé en JD dans cette chronique, fut envoyé en Suisse dans son enfance avec sa sœur Marie. Ils furent confiés au capitaine du navire pour le voyage, mais cette expérience a dû être pénible à leur âge. JHD pensait qu'une éducation satisfaisante était nécessaire pour JD jusqu'à l'âge de 17 ans. JD vécut à Neuchâtel chez sa tante Mme Perrier qui avait deux fils d'âge voisin.
L'histoire de JD est racontée ailleurs dans les mémoires de l'un de ses enfants, Marguerite Violette Gray, née Dardel, et connue sous le nom affectueux de tante Rita. Il n'y a rien à ajouter ici, mais nous nous devions d'en citer la référence.
En 1870, JHD épousa Margreth Dorothea (Gertie) Weitnauer (1845 - 1903), qui était née à Bâle. Ils eurent quatre enfants, Frederick (1872), Charles (1873), Emile (1876) et Barbara (1878). JHD continua à habiter Chaumont où il mourut en 1903. Il ne fallut pas moins de 60 véhicules pour transporter ceux qui participèrent à son enterrement.
JD reprit ensuite l'exploitation de Chaumont.
JHD a contribué de façon magistrale au développement de Victoria grâce à ses compétences de vigneron, de fabricant de vin, d'horticulteur et d'agriculteur. Et surtout, il encouragea de nombreux Suisses, notamment ceux qui avaient l'expérience de la vigne, à rejoindre ce pays en croissance. Il a été décrit de la façon suivante : « James Henry Dardel est un pionnier dynamique bien que quelque peu oublié. Il a amené avec lui une légion de viticulteurs sur les rives du Moorabool, et était confiant dans la destinée du vin. ».[11]
Il y aurait beaucoup à dire sur ces deux Dardel, mais ceci requiert de nouvelles recherches et l'examen de nombreux documents. L'étude des registres de passagers arrivant et quittant le pays, et de leurs liens avec d'autres documents familiaux serait particulièrement gratifiante. Le propos de cette chronique est de fournir un point de départ pour servir à un chercheur compétent d'une génération plus jeune pour ajouter de la matière à un récit intelligent de notre saga.
Traduction François de Dardel
Clottu O, Les anciens Moulins de St Blaise et autres engins, Commission du 3 Février, 1979
[1]
Dunstan Dr D, Charles and Sophie La Trobe and the vignerons: the birth of an industry in nineteenth century Victoria, AGL Shaw lecture, 2011.
D Dunstan enseigne au National Centre for Australian Studies à l'université de Monash.
[2] Henderson R, From Jolimont to Yering, Raymond F. Henderson, 2006, p. 9.
[3] Henderson R, ibid., p. 172.
[4]
Wegmann S, The Swiss in Australia , E.Rüegger, Grüsch , 1989.
Susan Wegmann se rendit en Australie dans le cadre de ses études à l'université de Zürich afin de rassembler des informations pour sa thèse sur les Suisses en Australie. La communauté helvétique de ce pays considéra que ses positions n'étaiet pas compatibles avec leurs valeurs, et rechigna à lui fournir de l'assistance au-delà du strict nécessaire. Par exemple, Wegmann était critique à l'égard des Dardel qui avaient combattu pour l'Australie pendant la première guerre mondiale. Elle pensait que comme Suisses ils auraient dû rester neutres. En fait, la nationalité australienne leur avait été octroyée dès 1856, et quatre jeunes gens se battirent avec panache.
[5] James Macarthur papers vol. 26, pp. 179 -82, Mitchell Library A2922. Cité par Dr David Dunstan.
[6] Auteur inconnu. Extrait d'une thèse écrite par un étudiant de l'université Deakin, date inconnue.
[7] The Vine, p. 7.
[8] Henderson R, op. cit.., p. 385.
[9] Dunstan Dr D, op.cit.
[10] Weitnauer E, Investigator, Magazine of the Geelong Historical Society, exposé présenté en mai 1986.
[11] Henderson R, op. cit.., p. 370.
Tétaz J, From Boudry to the Barrabool Hills: the Swiss vignerons of Geelong, Publishing Australian Scholarly, Melbourne, 2004
Letters of Charles Joseph La Trobe, edited by L.J. Blake, Government Printer, Melbourne, 1975.
Petitpierre, Jacques, Patrie Neuchâteloise, chroniques Charles Joseph La Trobe: Deux hymens neuchâtelois.
Weitnauer E, Investigator - Magazine of the Geelong Historical Society, mai 1968
Weitnauer E, Investigator - Magazine of the Geelong Historical Society, décembre 1999