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Tintin et ses porteurs
Hergé était-il raciste ?

Dans les années 1930, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne avaient de vastes empires coloniaux. Ceci ne veut pas dire que tous les Européens considéraient les populations colonisées comme inférieures. Il est clair que les stéréotypes en cours à cette époque ne sont plus acceptables aujourd'hui : un fabricant de cacao ne pourrait plus couvrir les murs du métro parisien d'affiches montrant un zouave avec l'accroche "Ya bon Banania", comme je les ai vues dans mon enfance.

Hergé était-il raciste ? Si le tableau qu'il dresse du Congo et de ses habitants l'est bien, il faut rappeler, comme il le souligna lui-même, qu'il vivait à une époque où le colonialisme battait son plein. Bien entendu il y avait des anticolonialistes mais l'opinion générale y était plutôt favorable : « Pour le Congo, tout comme pour Tintin au pays des Soviets, il se fait que j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais... C’était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l’époque : « Les nègres sont de grands enfants, heureusement que nous sommes là ! », etc. Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque en Belgique.

Je regrette que le mot "nègre" soit banni de notre langue, même dans sa première acception. Selon Littré (1873) un nègre est le "nom qu'on donne généralement aux habitants noirs de l'Afrique". Mais déjà il ajoute une seconde acception : "esclave noir", et il y attache l'expression "travailler comme un nègre", faire un travail pénible et sans relâche.

Voilà pourquoi — en raison de l'esclavage qui a pourtant été aboli au XIXe siècle — le nom de nègre a définitivement une connotation méprisante. Cependant, il faut bien reconnaître qu'il est resté en vigueur jusque dans les années 1950, sans que son utilisation courante jusque là ne prête à redire.

Par la suite, le terme "petit-nègre" qui caractérisait un français approximatif prétendument parlé par certains Africains, et qui se retrouve dans les "bulles" de Tintin au Congo, est aussi devenu politiquement incorrect, et les textes de certains albums de Tintin ont été corrigés (mais pas beaucoup dans Tintin au Congo).

Aux États-Unis, où l'épidémie du "politiquement correct" est particulièrement virulente, on en est à vouloir expurger certains textes de Mark Twain (1835 - 1910) qui contiennent le mot nègre. « Si l'on commence à pratiquer de telles censures, il faudra le faire dans certains textes de Martin Luther King, qui contiennent aussi le mot nègre », a remarqué un Canadien professeur de droit.

Dans un article d'Eduardo Rolland paru le 17 juin 2011 dans "La voz de Galicia", l'auteur fait remarquer que si Hergé devait être condamné pour des propos racistes, il faudrait mettre au pilori bien d'autres auteurs, en commençant par Homère qui, dans l'Iliade comme dans l'Odyssée, se révèle un machiste complet, et que même la Bible ne devrait pas être mise dans toutes les mains en raison des monstruosités que l'on peut lire dans l'Ancien Testament. Si vous voulez lire cet article (en espagnol), en voici l'URL.

Après la guerre, Hergé avoua que s'il devait récrire Tintin au Congo, il le ferait autrement. Par ailleurs, dans Le lotus bleu, Coke en stock, Le temple du soleil et Tintin au Tibet, il prend clairement parti pour des personnages qui ne sont pas d'ethnie occidentale.

En résumé, on ne peut juger les écrits d'autrefois avec la mentalité d'aujourd'hui. Hergé vivait dans son temps, et ne se posait probablement pas beaucoup de questions au sujet des colonies et de la race humaine. Le personnage de Tintin est néanmoins foncièrement tolérant et philantrope. Voilà pourquoi ceux qui veulent interdire la distribution de Tintin au Congo sous prétexte de racisme sont des imbéciles.

François de Dardel

23 janvier 2011 - 1er mai 2021