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Mise à jour
2 avr 2021

Valleyres

Le Manoir

La Mobilisation Suisse en 1815

Campagne du bataillon genevois à la frontière du Jura

par G. Gallot, officier audit bataillon.

Notre bataillon, après l'appel de midi, formant le carré, un officier a lu la proclamation du général en chef Bachmann, qui criait vengeance du bombardement de Bâle [1]. Un mauvais coquin cria « Vive Napoléon ! » Cet homme aurait été lapidé si, après une correction de quelques coups de trique, on ne l'avait fait fuir. Tous nos gens ne respiraient que combats et il n'aurait pas fallu grand'chose pour les exaspérer.

Tout ce qui a pu nous charmer dans cet ingrat pays, c'est le point de vue, qui est le plus beau que l'on puisse voir, mais il ne coûtait rien à personne et nous n'avons pas eu besoin qu'on nous en fasse les honneurs. Enfin, après trois jours de cantonnement, l'ordre de partir est arrivé, et nous nous sommes mis en route le 5 au matin ; nous sommes arrivés à Cossonay, où le brave M. Perret, notre compatriote, nous a offert, avec la meilleure grâce du monde, un excellent déjeuner... Un père qui retrouve ses enfants après une longue séparation ne paraîtrait pas plus satisfait ; il semblait que nous lui faisions un brillant cadeau en mangeant son déjeuner d'un appétit dévorant, aussi tous nos officiers étaient?ils pénétrés de sa bonté et de ses expressions obligeantes.

Le 5 juillet, à midi, nous sommes arrivés à Orbe ; là nous avons dîné tant bien que mal. Nos soldats, malgré la fatigue de la route, se sont mis à danser au milieu de la rue jusqu'au départ. Nous avons couru les magasins pour faire emplette de cuillers, fourchettes, eau-de-vie, etc., et nous sommes partis pour le camp de Valeyre, où nos yeux ont été dans le ravissement de voir la régularité et la bizarrerie d'un camp si étendu. Ceux qui ont lu les voyages de Levaillant et qui ont examiné avec soin les gravures représentant les campements des sauvages africains s'en feront une juste idée en y ajoutant beaucoup d'ordre et un art distingué dans la fabrication de toutes ces huttes en branchages de sapin, dont l'élévation régulière est d'environ 6 pieds, Les huttes des officiers ont la même grandeur, mais sont composées de deux pièces : à l'entrée est chambre à recevoir et au fond se trouve la chambre à coucher, où il y a deux lits ; les portes se ferment fort bien.

Il y a une tente remarquable pour le commandant de la brigade ; elle a été faite pour le colonel Girard de Fribourg. Elle est placée sur une éminence en forme de petit château ; au milieu de la façade se trouve un portique à colonnades ; la face du bâtiment peut avoir 40 pieds; les fenêtres sont vitrées ; de chaque côté il y a deux tours saillantes et carrées qui forment les ailes. L'avenue qui y conduit part du centre du camp, elle est sablée en sable blanc et peut avoir environ 200 pas de longueur, en arrière des tentes des officiers ; cette blancheur coupe avec le gazon, qui est d'un beau vert, ce qui est très joli. Derrière le camp est une vaste forêt de sapins, de sorte que la foule de soldats en pantalons de toile, qui courent sur ce fond rembruni, est d'un effet très curieux. Nous étions 4 bataillons en même ligne de front de bandière, et nos drapeaux qui flottaient faisaient un bel effet; le nôtre surtout brillait par ses vives couleurs. Les 3 Les 3 bataillons étaient un bernois, un zuricois et un lucernois. Nous y aurions passé huit jours avec grand plaisir sans l'envie extrême d'entrer en France qui nous animait tous.

Nous avons été visités par plusieurs voisins de Valeyre, entre autres par les MM. Boissier qui nous ont obligeamment conduits chez eux pour y prendre le thé et la collation. La belle et gracieuse dame Boissier faisait les honneurs de sa maison avec une amabilité charmante ; ces dignes compatriotes voulaient nous retenir à souper, mais. craignant de rester trop tard hors du camp, nous nous sommes empressés de rejoindre nos habitations sauvages ; ils ont eu la bonté d'envoyer à notre colonel (Cramer) un excellent rôti dont nous avons profité, ce qui nous a fait beaucoup de plaisir à notre déjeuner. La soirée étant très belle, nous nous sommes visités dans nos tentes, et nous avons mangé la soupe à la gamelle ; les rires assaisonnaient toutes les niches qu'on pouvait se faire ; bientôt Morphée est venu appesantir nos paupières, et nous avons tiré nos rideaux pour goûter les douceurs du sommeil en attendant le jour.

Vers le matin du 6 juillet la diane s'est fait entendre ; tout le monde sortait des huttes, se disant bonjour et se touchant la main, nous nous trouvions dans une atmosphère qui contribuait à nous rendre gais comme des pinsons ; puis nous courions à la fontaine pour faire notre toilette. L'ordre de départ est venu, et le plaisir d'aller coucher en France brillait sur toutes les figures. A 7 heures nous nous sommes mis en route. Arrivés sur la frontière, les 4 bataillons ont fait de grands cris de réjouissance pour la Confédération et pour le roi ; les tambours ont battu un roulement, puis un rouffe, et nous sommes entrés au pas de charge sur le sol français. Midi nous a vus entrer dans la petite cité de Jougne, où les habitants étaient dans des transes terribles sur notre arrivée. Les bataillons allemands qui nous avaient précédés la veille les avaient un peu maltraités, et leur ont dit ; « Ne vous plaignez pas, cela n'est rien, les Genevois qui vont arriver vous en feront bien d'autres » !



[1] Dans la nuit du 28 au 29 juin, la ville de Bâle fut..., contre le droit des gens et sans aucune provocation, bombardée par la garnison d’Huflingue. Cet événement inattendu et les agressions des corps francs français obligèrent. le général suisse Bachmann à faire prendre à l’armée fédérale une position qui mit la frontière suisse à l'abri de nouvelles insultes.

Feuilleton du Journal de Genève, 2 septembre 1915 (2)

(A suivre)

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